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Pierangelo Sequeri

K. Appel, C. Casalone, D. Cornati, J. Duque, I. Guanzini, M. Neri,
G. C. Pagazzi, V. Rosito, G. Serrano, L. Vantini

Sauver la Fraternité - Ensemble

Un appel pour la foi et pour la pensée

Postface de Vincenzo Paglia

 

Ce que nous proposons, dans ces pages, est un appel auquel se confronter, et pas simplement une analyse à accepter ou à rejeter. Afin d’être plus précis, la description de la condition ecclésiale et culturelle qui sollicite cet appel est l’outil diagnostique qui en soutient la motivation et l’urgence : il ne s’agit pas d’un « directoire » de thèses auxquelles il est demandé d’adhérer, mais d’un « répertoire » de sujets sur lesquels il nous semble décisif de réfléchir et de discuter. En revanche, l’appel de « sauver ensemble la fraternité » naît directement de la provocation de l’Encyclique du Pape François « Fratelli tutti ». Notre proposition est de recueillir le sens profond de cette provocation définitive – qui est adressée à une église sollicitée à s’ouvrir et à un monde, qui est au contraire, tenté de se fermer – en inaugurant un climat de « fraternité intellectuelle » qui réhabilite le sens élevé du « service intellectuel » dont les professionnels de la culture – théologique et non théologique – sont redevables envers la communauté. Un rôle que la condition planétaire actuelle rend crucial, dans laquelle l’humanisme – religieux et civil – est insidieusement frappé au cœur par un virus qui nous ôte le souffle. (Au fait, de quelle humanité les experts sont-ils « experts » ?).


Dans cette conjoncture, nous discernons que le temps de toute coquetterie intellectuelle est moralement clos par l’exercice insouciant du relativisme profanateur de l’humana communitas, tout comme le temps de la répétition obtuse de formules sacrées qui conservent un vide d’affections et de relations, qui sont capables de ranimer, pour tous, sous le signe de la nomination de Dieu, l’espérance évangélique d’une commune destination de la créature humaine. 

Cet appel, inscrit dans le kairos de Dieu et dans le temps des choses, requiert l’honnêteté intellectuelle de la critique et de l’autocritique, dans la mesure où elle impose une alliance de témoignage qui demande de s’exposer personnellement à l’engagement d’honorer la dignité de la vie humaine en faveur de l’autre. Cette honnêteté et cette alliance – que nous apprenons de l’évangile de Jésus – rendent ultimement crédible la pensée de la proximité de Dieu et de la fraternité humaine. La pensée et la pratique commune de cet engagement – que la pensée religieuse et non religieuse peuvent retrouver dans les motivations les plus élevées – doivent inspirer un nouveau soin du monde et une nouvelle réouverture de l’histoire. Ces dernières doivent, également, redevenir un point d’honneur pour l’alliance de l’intelligence qui soutient les efforts et les espoirs des peuples. Dans cet esprit de fraternité intellectuelle et de témoignage, beaucoup peut être utilement discuté, mais rien ne sera inutilement dispersé. L’appel à l’esprit de fraternité ne peut être consommé dans la dégradation d’une vision empathique et sentimentale de l’unité de l’espèce ; ni être livré à la vision mythique et utopique d’une politique romantique du bien-être sans frontières. La réhabilitation de la fraternité est un sujet sérieux, qui doit être pensé à une profondeur encore inexplorée, pour notre époque : du christianisme et des religions, de la politique et du pouvoir, de la philosophie et de la science. Le sujet de l’appel est donc celui-ci : dans la fraternité intellectuelle, tout peut être gagné, alors qu’en dehors de cette fraternité, tout peut être perdu. L’humain qui est commun, à commencer par celui qui est abattu et abandonné, de mille façons, est son équivalent décisif. Et le sujet de son jugement ultime : pour tous (Mt 25, 31-46).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Le Kairos actuel de la foi

 

Le Pape François a en quelque sorte recueilli et condensé dans l’encyclique Fratelli tutti l’impulsion généreuse de son ministère de timonier de la barque de Pierre, celle qui porte Jésus. Et peu importe si Pierre a peur, comme nous, dans la tempête. Dans le célèbre récit évangélique (Mt 8, 23-27 ; Mc 4, 35-41 ; Lc 8, 22-25), les disciples eurent tous peur de la tempête et implorèrent le Seigneur de se réveiller et de les sauver (« Seigneur, sauve-nous, nous périssons ! »). Leur peur de la mort fut aimablement incitée par Jésus afin qu’ils reconnaissent la pauvreté de leur foi. Cette peur ne l’a cependant pas empêché d’exaucer leur invocation. L’invocation des disciples est maladroite et, dans la version de Marc, elle est même légèrement offensante : « Maître, ne t'inquiètes-tu pas de ce que nous périssons ? ». Notre invocation contient toujours une partie d’ambiguïté : la force de notre peur révèle également la faiblesse de notre foi. Le Seigneur nous rend conscients de la partie fragile de notre foi, et néanmoins il en accueille la bonne partie, celle qui s’adresse à Lui pour être exaucée. 


Nous devons nous demander si, au moins, nous avons tous la sincérité naïve de cette imploration : et nous ne masquons pas la crainte de notre impuissance à gouverner les eaux et les vents. Nous devons également nous demander si nous ne sommes pas poussés par la peur à supprimer la tempête, en simulant la possession d’une force qui ne nous appartient pas. Ou si nous sommes même tentés de jouer le rôle de Jésus, en nous substituant à Lui face à la communauté dans la tempête, au lieu de l’invoquer au nom de tous : au risque de nous entendre reprocher – à juste titre – notre faiblesse. 


Les croyants qui vivent en ce temps, voient et vivent la tempête. Ils se rendent compte du balancement dangereux de la barque sur laquelle se trouvent les disciples que Jésus a choisis pour guider la communauté sur son chemin. Ils se demandent, ces mêmes croyants, si ces disciples ont réellement la foi en Jésus, comme unique sauveur, qu’ils proclament avec tant d’orgueil. Ou si, au contraire, ils se comportent comme s’ils s’étaient pratiquement installés à sa place, échangeant leur vocation de témoins comme un privilège héréditaire qui les dispense de la confession ouverte de leur incapacité. Par grâce, ils sont ce qu’ils sont : non pas en raison d’une aptitude au rôle ou pour des mérites de carrière (1 Co 15, 10). Il ne s’agit pas simplement de cultiver une humilité personnelle vertueuse : la confession du rebut est une composante essentielle de la confession de la foi. La formule parfaite du témoignage du disciple est toujours une : « Il déclara, et ne le nia point, il déclara qu’il n’était pas le Christ » (Jn 1, 20). Les deux parties de l’annonce sont indissociables, et le moment est venu d’assigner à la seconde sa fonction essentielle. Le Seigneur est le Fils éternel qui s’est fait homme et il a un nom qui lui est propre. Son nom est Jésus. Et « si quelqu’un vous dit alors : « Le Christ est ici, ou : Il est là, ne le croyez pas » (Mt 24, 23).

 

Le corps du Fils qui s’est fait homme est donné, certainement, afin que tous puissent finalement devenir un seul corps vivant avec Lui, devant Dieu (LG, 9). Mais cette incorporation n’est pas – et elle ne le sera jamais – un remplacement. La vérité de la première partie de l’annonce est mise à l’abri de la seconde. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons confesser, admirés et émus, la vérité de notre lien intime avec le Seigneur : qui nous est cependant donné en faveur de l’humana communitas, et qui ne devient jamais une propriété privée de la communitas fidelium

 

Dans le kairos actuel de l’Église, nombreux et préoccupants sont les signes d’occultation de cette vérité lumineuse. Et les signes de cette occultation sont à leur tour démasqués par les terribles évidences d’une consécration profanée, d’une vocation contredite. La fastidieuse obstination des disputes minutieuses et étouffantes qui transforment la pratique de la théologie en une guerre entre bandes (« Moi, je suis de Paul ! et moi, d’Apollos ! et moi, de Céphas ! », 1 Co 1, 12), est même aujourd’hui dominée par l’incapacité retentissante de discernement des simulations et des perversions qui accompagnent l’exercice de la responsabilité pastorale. L’excès de cette inaptitude des organisations ecclésiastiques est désormais une évidence planétaire. Les querelles et les immoralités qui habitent la province ecclésiastique sont à présent perçues comme un indice de fragilité du système, et non pas simplement comme des faiblesses occasionnelles. Il ne fait aucun doute que cette manifestation fait tort à une énorme diaspora ecclésiale de croyants sincères et simples, ainsi qu’au dévouement au service institutionnel de très nombreux hommes et femmes. Mais il faut admettre que la gravité de ce phénomène ne permet pas la voie des soins palliatifs. Il n’y a aucun moyen d’exempter l’institution de la nécessité de prendre courageusement congé de la dérive pathologique du modèle clérical de vie chrétienne et de gouvernement ecclésial. Tout en rappelant bien, naturellement, que ce cléricalisme est une forme mentale de réduction ecclésiologique et de corruption spirituelle qui peut être assimilée par les prêtres comme par les laïcs (cf. François, Lettre au peuple de Dieu, 20 Août 2018). 


L’autorité sociale de l’Église, en tant qu’automatiquement associée à l’exemplarité anthropologique du choix religieux, a disparu. Sa place doit plutôt être occupée par la franchise témoignant d’une grâce accueillante impensée de Dieu, que l’incarnation du Fils met à la disposition de la rédemption et de l’accomplissement de l’humanité de tous (cf. Ph 2, 5-8).

 

Le nouveau kairos qui s’est ouvert dans l’histoire de la foi est le temps où retentit l’attestation du travail du royaume de Dieu dans le domaine du monde séculier : non seulement dans le domaine de la communauté croyante, mais également dans le domaine total de la cité de l’homme. La tâche de l’Église est de le rendre accessible, et non pas de le réquisitionner (Fratelli tutti, nos 54-55). La vocation historique du christianisme de notre époque est celle-ci. Dans cette perspective, la nostalgie d’un monde plus accommodant, et le ressentiment envers un monde trop hostile, doivent également être déposés. Il n’y a pas de monde déjà prêt pour l’avènement du royaume de Dieu. Et il n’existe pas non plus de monde impénétrable pour cet avènement : pour son travail et pour ses signes, pour son annonce et pour son témoignage. L’accomplissement du royaume de Dieu transcende l’histoire de notre initiation et de sa grâce : il n’est jamais de ce monde (Jn 14, 12). Pourtant – et c’est le miracle de la miséricorde qui habite les entrailles de Dieu – le royaume de Dieu germe toujours dans ce monde, comme dans chacun des mondes habités par l’homme (Jn 3, 16-17). 


Notre appel pour un nouvel ordre de service de l’intelligence théologique et pastorale, en ligne avec l’impulsion kérygmatique du magistère, qui s’exprime dans la lettre encyclique du Pape, n’a pas pour objectif l’exégèse de son texte, mais plus explicitement la puissance du geste dans lequel ce message concentre sa force. Nous désirons, en premier lieu, partager avec les théologiens, les pasteurs, les disciples et tout le peuple des croyants, la perception de la krisis que la condition d’aujourd’hui nous impose, et la détermination de la metanoia que la foi demande à la théologie. Mais enfin, nous nous sommes cependant convaincus de vouloir également oser un appel à l’égard de tous les hommes et de toutes les femmes de bonne volonté – en commençant par les intellectuels, bien qu’ils soient étrangers, voire critiques, à l’appartenance religieuse – quant à l’urgence d’une fraternité intellectuelle qui accepte de partager une nouvelle proximité avec les habitants de ce temps, qui est tout à la fois beau et difficile.

 

 

 

 

2. Des signes globaux de la crise 


Le nouveau monde que nous devons apprendre à habiter, et à ouvrir à la grâce de l’incarnation rédemptrice du Fils, s’est annoncé dans le nouveau millénaire à travers les signes forts de la vulnérabilité du système qui soutient le modèle techno-économique global du développement. 


Naturellement, nous sommes conscients du fait que ce système, avec ses indiscutables mérites et ses indéniables contradictions, est dans une mesure décisive une projection de la culture et de la politique de la modernité européenne occidentale : à son tour, cette dernière inclut une histoire des effets de la chrétienté européenne-ecclésiale. Il faut donc tenir compte du fait que les signes de la crise « humaniste », observés à l’intérieur, et de l’intérieur, des différentes communautés « humaines » de l’histoire et du monde, ne peuvent être interprétés de la même manière et dans la même perspective à travers les instruments traditionnels de la pensée européenne. De même, nous devons également être avertis du fait que les autres traditions religieuses ne possèdent pas des modes de pensée et de présence, dans le cadre de la culture et de la société, qui sont homogènes avec les codes et les formes d’élaboration caractérisant l’expérience européenne du christianisme et les modalités de sa diffusion globale. Il est donc nécessaire d’adopter une attitude d’écoute, qui soit humble et respectueuse de leurs traditions spécifiques, à l’égard des thématiques religieuses et humanistes. Toutefois, il faut bien reconnaître le fait que la diffusion et l’assimilation de la culture scientifique, technique, économique et politique, qui apparaît aujourd’hui déterminante dans la configuration planétaire des sociétés organisées des peuples et des communautés humaines, est le fruit de l’expansion d’instruments et de dispositifs socioculturels élaborés au sein de la tradition européenne. Cette remarque, qui est certes générale mais également évidente, doit aujourd’hui être certainement considérée comme un sujet de réflexion attentive et critique. Et c’est précisément parce ce la qualité du progrès éthique et humaniste est ce qui semble être justement en cause, ce même progrès qui était jusqu’à hier spontanément associé à l’expansion de l’instrumentalité technico-économique européenne et occidentale. L’évidence critique de cette tension, qui gagne du terrain dans la sensibilité des peuples appartenant à des traditions culturelles différentes, apparaît désormais comme établie au sein même de notre culture. Dans cette perspective, l’on peut donc dire que les nœuds qui émergent dans la tension globale entre la sécularisation et la religion, entre l’éthique humaniste et le développement matériel, se présentent désormais eux-mêmes, toute proportion gardée, comme des thèmes qui englobent et unifient la « question humaniste » de notre époque.

 

Des événements perturbateurs, aux proportions de toute façon inattendues et ayant un fort impact symbolique, ont manifestement annoncé la vulnérabilité systémique des sociétés humaines : même celles apparemment les plus riches et les plus sûres, les plus rationnelles et les plus propulsives. L’irruption d’une religiosité pervertie du sacrifice (le terrorisme fondamentaliste), la tromperie de la production financière de la richesse (la spéculation sur la dette), le désespoir croissant des peuples abandonnés (les migrations de masse), la fragilité sous-estimée de la gestion technocratique (la paralysie de la pandémie) : ce sont tous des événements-symptôme d’un présent de la désillusion qui s’ouvre sur l’horizon de l’époque. 

 

Dans le contexte de l’humanisme personnaliste et communautaire qui accompagnait les promesses modernes d’une croissance économique et technologique, le reflux actuel des pulsions globales de l’individualisme et du tribalisme, avec leurs effets endémiques de séparation ethnique et de dénuement démocratique, nous blesse avec une cruauté encore plus évidente. D’autre part, la croissance des inégalités de propriété et de l’abandon social, multiplie les effets négatifs d’une mondialisation techno-économique nettement séparée d’une évolution correspondante de la solidarité éthique et humaniste. Cet effet émerge, culturellement, des zones d’ombre de la modernité occidentale du sujet. La politique et le droit de la cité séculière sont visiblement en émoi face au décalage ingouvernable entre la liberté des liens individuels et les liens du bien commun. Le processus de leur séparation réelle court plus rapidement que tout projet de recomposition idéale. D’autre part, la mondialisation de la puissance technique et économique, avec tous ses indéniables avantages, n’est absolument pas en mesure de désamorcer ce conflit. En tout cas, cela ne semble pas être sa préoccupation dominante : au contraire, cette dernière continue à revêtir la rationalisation de ses formidables dispositifs d’assujettissement et de sélection par la rhétorique de son imaginaire excitant fait de jouissance et d’inclusion. 

La violence antihumaniste de la neutralité prétendue et de l’universalité du dispositif technico-économique est habilement livrée à l’oubli d’un passé impérialiste et colonial qui promet de ne pas se répéter. Cependant, sa sombre âme prédatrice et séparatrice continue de montrer ses effets planétaires sur l’écologie environnementale, ainsi que sur l’appauvrissement social (François, Laudato si'). 

Le récit des effets planétaires de la libération d’énormes masses de la condamnation à l’avilissement et à l’extinction, liée au progrès technico-économique de la raison instrumentale, n’est pas faux. Mais la reproduction de ces mêmes effets, par d’autres moyens et à une échelle plus vaste, est également indéniable. La résistance à la prise de conscience loyale de cette contradiction, en relation à la déformation idéologique massive de la raison techno-économique, est le trou noir d’une culture individualiste de la liberté et du progrès sans peur, associée au matérialisme dévot des biens et des consommations. Cependant, sa promesse de libération de l’individu conserve une extraordinaire attraction pour les masses : jusqu’au point de réussir à se recomposer avec la suggestion exercée par les vieux modèles d’une gouvernance autoritaire et autarcique, qui est chargée de la défendre. Sa fiabilité continue à miser sur le récit d’une puissance virtuellement distributive et inclusive du capitalisme financier, qui justifie sa concentration élitiste dans les mains de quelques-uns comme l’inévitable condition pour l’accroissement du bien-être de beaucoup. La promotion médiatique du désir agréable comme objectif suprême de la qualité existentielle a un effet d’enchantement global. Après tout, qui ne voudrait pas vivre comme nous ? Les supermarchés sont toujours ouverts, le divertissement est toujours en scène, les connexions nous rendent présents partout, la vitesse multiplie les opportunités, les services sexuels sont en libre accès, les quartiers résidentiels sont de confortables bulles de logement, bien protégées et exclusives, pour le citoyen mondial de chaque métropole de la planète. 

Cependant, dans la réalité, l’angoisse d’une existence insignifiante, qui habite aujourd’hui de manière omniprésente les générations de l’hémisphère occidental, recrutées pour soutenir ce monde confortable et insensé, se soude de façon sous-jacente avec la frustration d’une existence appauvrie, dans laquelle vivent depuis longtemps des générations et des peuples qui sont désormais sûrs d’en être exclus, au profit d’une élite de plus en plus réduite de privilégiés. La masse critique, accumulée par ce rendez-vous nihiliste secret des générations, déstabilise progressivement toutes les institutions de la coexistence humaine et de la créativité intellectuelle. 

De fait, la mise à jour politique du système, qui a réagi à la contestation, de la fin du XXème siècle, du paternalisme autoritaire, en absorbant et en relançant l’individualisme libertaire dans une perspective de droit généralisé à la jouissance, n’a plus aucun projet de responsabilité pour la communauté des libres et égaux. Et rien qui puisse sauver les générations à venir de la dissolution technico-économique de l’humanisme éthico-politique. Désormais, plus que la perte du père, c’est l’abandon de l’enfant qui domine la liberté des modernes. La lutte totale des enfants – le visage pervers de la fraternité des libres et égaux, qui est désorientée et trahie par un pouvoir vidé d’autorité – est ainsi annoncée. Enfin, tenter de guérir l’individualisme par son exaspération, n’est plus non seulement un jeu indécent à somme nulle : c’est un match avec solde inexorablement négatif. L’échec des expériences totalitaires de l’individu-masse qui doit croire, obéir et se battre pour le parti, est désormais livré à l’histoire (mais il est toujours prêt à revenir par d’autres moyens). Quant à l’échec de l’expérimentation néo-libérale de l’individu-masse, qui doit calculer, décider et se battre pour lui-même, il est actuellement en scène (et il semble totalement dépourvu de toute préparation). 

Paradoxalement, une coexistence humaine façonnée par les valeurs du self-interest et qui est indifférente à l’éthique du partage devient impossible à changer, y compris pour l’activisme révolutionnaire des individus. La transformation politique de la société moléculaire des individus, libres et égaux, même dans l’indifférence réciproque, est désormais hors de portée, même pour toute prétendue subjectivité messianique. 


 

Les algorithmes testés de la lex mercatoria remplacent la compétence politique de l’humana communitas. En effet, la liberté qui est virtuellement remise à chacun, c’est-à-dire celle qui nous fait être l’entrepreneur et le représentant de nous-mêmes, a pour contrepartie l’évaporation progressive des institutions communautaires qui devraient la garantir. La naïveté de la formule « ma liberté se termine là où commence celle de l’autre » apparaît enfin dans son ombre inquiétante, que la ruse de la raison néo-libérale supprime magiquement. Dans un contexte de légitimation indiscriminée de l’autoréalisation expansionniste et compétitive, cette thèse encourage, en effet, à imaginer l’élargissement de ma liberté, par définition, aux dépens de la liberté de l’autre. Tôt ou tard, les lois suivront. 

L’individu reçoit de moins en moins de la communauté, la communauté reçoit de moins en moins de l’individu. La séparation des biens appauvrit l’un et l’autre. D’autant plus que cette séparation est alimentée par la persistance tenace d’une double et contradictoire injonction que nous recevons quotidiennement du savoir socialement dominant.

D’une part, le récit de la politique nous pousse à l’objectif de l’arbitraire individuel total, qui nous rend maîtres, en ce qui nous concerne, de la différence entre la vie et la mort, ainsi que de la distinction entre le bien et le mal. D’autre part, le récit de la science nous impose d’accepter notre dépendance totale envers les dispositifs organiques et technologiques de nos fonctions supérieures. En toute vraisemblance, nous ne résisterons pas encore longtemps aux effets mentalement déstabilisants de ce double lien, dont les effets psychopathologiques de masse sont déjà visibles. Pendant ce temps, la démoralisation de l’amour du prochain et l’indifférence envers la fraternité des peuples se répandent comme un virus : et elles colonisent de vastes territoires – géographiques et mentaux – de l’esprit et des institutions qui donnent une forme humaine à notre initiation à la vie (le mariage et la famille, le langage et la communauté, l’école et les soins, le travail et l’art, le droit et la politique).

En ce sens, l’on peut dire que la fraternité est la promesse manquée de la liberté des modernes (François, Humana communitas, 11 Février 2019). Et, vraisemblablement, le salut de la communauté assume aujourd’hui une priorité cruciale pour le projet même de rachat de la qualité humaine dans sa singularité individuelle. En d’autres termes, la fraternité/proximité de l’humain devient le trait dominant de la question anthropologique de notre temps (François, Fratelli tutti, n° 8, 53).

 

 

3. La théo-logie, bien commun


La théologie actuelle apparaît surtout engagée à s’évangéliser elle-même ainsi que sa propre tradition, en consacrant presque tout son engagement à la mise à jour sémantique et/ou à la reproposition interne des valeurs de son patrimoine lexical : dont elle ne perçoit – encore que vaguement – l’étrangeté culturelle. 

Dans le cadre de son si généreux engagement à l’herméneutique de la tradition de la foi, ad intra et –intentionnellement – même ad extra, l’on pourrait dire que la théologie emploie la plupart de ses ressources dans l’explication de ce que le christianisme n’est pas, en dépit de ses apparences. Comme si l’évidence de la foi qui rend ce mystère de Dieu – à savoir l’Église elle-même ! – accessible à tous les hommes et à toutes les femmes de leur temps, est à retrouver péniblement, toujours au-delà des lieux communs où le christianisme est habituellement parlé et pratiqué, visible et intelligible. Ce labeur culturel de l’intelligence croyante, si largement concentrée sur l’effort de réconcilier le témoignage authentique avec le christianisme apparent, finit par devenir un poids insoutenable pour l’agilité du soin pastoral de la communauté. Et il soustrait l’élan à la créativité intelligente de la pensée inspirée par la foi. Dans le cadre de sa pure recomposition ecclésiastique, le débat théologique, apparemment si vaste en réflexions, en écritures, en approfondissements et en projets, n’est en mesure de n’ouvrir, dans la pensée de l’époque, aucun sillage à la disposition de la semence évangélique, et il ne laisse aucune trace de son passage dans les vastes régions de l’expérience et du savoir humain. Une telle disproportion, entre l’énormité d’une production de sens autoréférentiel et l’insignifiance de sa créativité culturelle, pose même un problème de moralité de l’investissement des talents confiés par le Seigneur à la générosité de nos investissements. Et la pensée n’est certes pas le moindre de ces talents. 


Le désamorçage de cette autoréférentialité peut tirer parti d’une sérieuse conversion à la clef herméneutique de la condition humaine adoptée par Jésus, à travers sa stratégie typique de confrontation dialectique avec le sacré : une stratégie qui est à la racine même de toutes les dimensions affectives de la condition humaine (la naissance et la mort, le ressentiment et le pardon, la pauvreté et la richesse, le pouvoir et la maladie). 

Jésus « dit Dieu », toujours et rigoureusement, dans cet « espace commun » de l’humain. La proximité humaine est toujours un déchiffrement du sacré. La perversion humaine elle-même est toujours un malentendu du sacré. Aujourd’hui, nous sommes parfaitement en mesure de reconnaître que l’omniprésence fascinante et terrible du sacré, du point de vue de l’anthropologie culturelle, réside précisément dans le fait qu’il renvoie – dans toutes les religions, dans toutes les cultures et dans toutes les civilisations – à la forme absolue de l’injonction et de l’interdit qui doivent être sauvés à tout prix, si nous voulons nous sauver. La religion est la forme que nous connaissons de cette élaboration et de son exercice nostrae salutis causa. Mais, aujourd’hui, il apparaît toujours plus clair que le mystère de cette dette envers le sacré continue à œuvrer également loin des formes religieuses traditionnelles de son interprétation et de son investissement existentiel et social, culturel et institutionnel. Sur ce thème, il faut exercer une pression sur la société séculière d’aujourd’hui, qui a une évidente difficulté dans la gestion du sacré, afin qu’elle produise une pensée qui soit plus chevronnée et plus responsable de cette dislocation du sacré. Qu’est-ce qui est réellement une question de vie ou de mort, pour la cité séculière, au point d’imposer le sacrifice de la vie des individus ? Qui et que sommes-nous disposés à soigner, à tout prix ? Qui et que sommes-nous disposés à sacrifier, sans faute aucune ? La théologie, en vertu de sa propre fréquentation spécifique et irremplaçable, ainsi que de sa connaissance de l’interprétation du sacré, assimilée par la critique religieuse radicale de la religion elle-même, révélée en Jésus, est en mesure de faire s’élever la pensée des profondeurs envahissantes du sacré – religieuses et irréligieuses – au profit de toute la culture humaine. 


La théologie ecclésiale doit donc acquérir le style d’une pensée créative et accueillante pour tous et qui ne se réduit pas à un jargon pour initiés. De toute évidence, cela comportera un changement significatif des institutions ecclésiales. Certainement des institutions académiques, mais également de celles de base. Le focus – et le canon – de cette transformation de base peut se résumer en une image fondatrice de la révélation elle-même. 

 

En effet, la scène originelle de la révélation évangélique a toujours cette même structure : Jésus, les Disciples, la Foule des Quidams (et l’Antagoniste, interprété de façon différente aussi bien par des figures religieuses et/ou civiles). L’ecclésiologie moderne s’est spécialisée dans le rapport immédiat entre Jésus et les Disciples, en renvoyant à un moment ultérieur l’évangélisation de la Foule. Jusqu’à ce que cette évangélisation a pratiquement coïncidé avec le recrutement ecclésiastique et l’obéissance hiérarchique des fidèles baptisés. Ce durcissement et cette réduction de la scène « ecclésiale » originelle de l’évangélisation apparaît aujourd’hui dans toute sa crise « pastorale » : aussi bien en ce qui concerne l’édification que la mission de l’Église. Les Disciples appelés par Jésus sont essentiels pour la médiation influente de l’authenticité de la révélation : mais ils ne sont pas le seul modèle de la foi. Sans la Foule des Quidams, il n’y a pas d’Église de Jésus. Ce n’est pas par hasard que la Samaritaine et la Cananéenne, Zachée et le Centurion, qui sont tous des figures émouvantes de la foi suscitée et reconnue par Jésus, apparaissent sous-dimensionnées dans la théologie et dans la pratique ecclésiale. La dimension « populaire » de la révélation et de la relation évangélique activée par le cadre global de la manifestation de Dieu en Jésus, doit donc être assimilée et restituée comme une « scène originelle » qui définit l’évidence et le témoignage de l’Église dans la condition humaine qui est commune.

 

Il ne s’agit pas d’un concept de classe ou d’un appel démagogique. Le « peuple de Dieu » n’est pas une quantité démographique ou une sélection confessionnelle : le peuple de Dieu est le symbole réel de la destination universelle de la grâce (LG, 9 ; cf. François, Fratelli tutti, 156-162). Le peuple de Dieu s’ouvre un passage à partir des hommes et des femmes des Béatitudes, et il fréquente ceux qui sont perdus et exclus, en vue d’une espérance du salut qui s’ouvre pour tous. Car c’est l’ouverture de la grâce, dont la justification est l’amour de Dieu, qui fait naître et qui fait naître à nouveau : même aux limites du néant. La façon d’atteindre et d’intercepter l’humanité à laquelle est destinée la révélation de la grâce de Dieu nostrae salutis causa est ceci. Le lieu de la foi – et de sa pensée – se définit ainsi : sa destination à tout l’être humain et à tous les êtres humains se rend intelligible, persuasive, salvifique, précisément ainsi. Tout le reste – ministère, charisme, institution – est au service de ceci : ou il « sert » à ceci, ou il ne sert « à rien » (1 P 5, 3 ; 2 Co 1, 24). Même si l’on parle les langues des anges ou si l’on déplace les montagnes, même si l’on fait des miracles au nom de Jésus ou si on l’invoque continuellement, « Seigneur, Seigneur » (cf. 1 Co 13, 1-3 ; Mt 7, 21-22). 

Le kairos d’aujourd’hui engage, tout d’abord, la théologie, à une réhabilitation du don de la parole dans laquelle l’humanité des peuples se dit et s’écoute directement. La science n’a aucune raison de mortifier l’irréductibilité du témoignage que l’humain se rend à lui-même. Rendre sa dignité de parole et son autorité de témoignage à l’immédiateté de l’humain qui est commun – et, précisément, à la vie quotidienne des peuples – est le premier geste que nous attendons d’une politique humaniste et d’une culture critique digne de l’autorité que nous lui confions. 


À l’heure actuelle, il n’y a aucune trace de cette politique. Son sujet s’évapore et sa pensée est faible. Cependant, les forces intellectuelles qui seraient disposées à soutenir les prémisses et les motivations de nouvelles politiques de l’esprit ne font pas défaut. Nombreux sont les intellectuels, et ils le sont de plus en plus, qui sont traversés par un éclair de fierté à l’égard de leur ancienne mission humaniste. Afin d’encourager cette alliance, il s’agit seulement de vaincre d’anciennes méfiances – qui sont imposées par l’inertie des organisations d’appartenance, plus que par une conviction argumentée et vérifiée – au nom de la cause commune. La cause commune est aujourd’hui celle du salut du sens humain de l’être au monde : du sens de son entrée, du sens de son congé, du sens de ce que chaque être humain grave pour toujours dans l’histoire du monde. « La seule philosophie dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance, serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la rédemption. La connaissance n’a d’autre lumière que celle de la rédemption portant sur le monde : tout le reste se limite à modifier continuellement les choses et reste un extrait de la technique » (Th. W. Adorno).

 

Eh bien, oui, la cause du salut de l’humain – et avec elle, celle de l’homme et de la femme qui viennent au monde – apparaît toujours plus comme le kairos partagé en ce temps de dépression de l’individu et d’agonie de la communauté. 

La foi ne justifie aucun privilège des fidèles, ni n’impose aucune étrangeté des autres, face au commandement universel du Créateur, toujours en vigueur, qui engage tout le monde. À savoir, la livraison à l’homme et à la femme – même à ceux qui vivent aujourd’hui ! – du devoir de donner de la beauté au monde et de l’espérance à l’histoire : même dans les moments les plus difficiles. Cependant, ce passage n’est pas en mesure d’ouvrir une brèche dans le monde et dans l’histoire, sans la révélation inouïe de la rédemption de la créature, à travers l’événement de l’alliance irrévocable que Dieu établit avec la créature humaine dans l’humanité du Fils crucifié et ressuscité. Il n’y a aucune autre preuve pour soutenir la certitude que la foi évangélique communique au monde. Notre cause, autrement perdue, est la cause de la tendresse de Dieu. La puissance de notre rachat, autrement délirant, est la puissance de l’amour de Dieu. Il n’y a pas d’autre voie de la vie, ni aucune autre intelligence de la foi, en mesure d’illuminer l’espérance commune.

 

Le passage, réouvert à l’inspiration d’une Église des témoins de la « séquelle », qui s’édifie en prise directe avec la proximité des « quidams », unit Ecclesiam suam et Fratelli tutti. La théologie doit construire un pont qui la rende praticable. Et qu’elle soit d’abord elle-même en mesure de le traverser, en éliminant les obstacles. L’intellect de l’amour au service de l’Église qui existe, et sans lequel aucun charisme n’a de valeur, est une dette d’honneur pour le théologien croyant. 


La formule de la « fraternité » ecclésiale, que le geste de l’encyclique Fratelli tutti étend radicalement à la « proximité » évangélique de Dieu, indique un trait relativement inexploré de sa destination. La fraternité chrétienne se purifie et se perfectionne dans le dynamisme – toujours inachevé – de la pensée et de la contemplation, de la parole et de l’action qui mettent en lumière la proximité de Dieu pour tous. Une fraternité religieuse, ministérielle, sacramentelle, rituelle, qui n’arrive pas jusqu’à cette superposition se perdra elle-même, et se corrompra au plus profond. Sa communion devient le substitut du fondement qui l’édifie et l’exclusion du destinataire qui la justifie. À ce moment-là, l’évangélisation a déjà échoué, malgré les apparences d’une christianisation plus étendue. Ce déséquilibre retombe fatalement sur le temps extatique de la liturgie, qui devrait ouvrir l’enchantement pour l’action de Dieu dans le monde et dans l’histoire : la conception tristement autoréférentielle de la communion ecclésiale alimente le contexte typiquement dépressif de beaucoup de nos liturgies. Le rendez-vous secret du kairos mondain de Dieu et de la parusia mystérique du Seigneur se remplissent ou se vident ensemble.

 

 

 

 

 

Un appel aux Disciples

 

Selon la clairvoyante perspective théologique et historique de l’encyclique de Paul VI « Ecclesiam suam », le lien ecclésial doit être conçu dans son intégralité, selon un rythme de cercles concentriques qui embrassent, d’ores et déjà et pour toujours, des mondes différents : des plus proches aux plus éloignés du royaume de Dieu. 


Cette vision prophétique de l’ecclésiologie, qui n’a pas encore connu la généreuse reprise théologique et pastorale de ses implications systématiques, est le préambule approprié de la mission ecclésiale que l’encyclique « Fratelli tutti » développe entièrement. Dans cette vision, l’Église est témoin de la puissance unifiante de la grâce qui rachète le monde : et non pas l’instrument d’une mondanité séparée de la foi qui le divise en deux. Aucune communion authentique des disciples croyants ne peut être donnée si elle n’est pas fondée sur l’intercession pour toute la communauté humaine, ici et maintenant. Le Fils ne vient pas « pour condamner le monde, mais pour le sauver » (Jn 12, 47). Et le Christ est mout pour nous, impies, avant que nous nous convertissions : c’est-à-dire qu’il nous a sauvés « quand nous étions encore pécheurs » (Rm 5, 6). La primauté de cette évidence qui témoigne de la forma ecclesiae, enracinée dans l’universalité christologique de la grâce, doit redevenir immédiate dans la perception de chacun et ferme dans la conviction des croyants. 


L’expérience européenne de la société chrétienne – qui, à sa manière, a également cherché à conjurer le dualisme radical de deux mondes totalement opposés et séparés du point de vue du salut et de la destination de l’humain – disparaît à présent de façon irrévocable. 

 

Avec une grande difficulté et de façon généreuse, l’Église est en train de sortir, en ce moment même, de l’équivoque, toujours récurrente, de la dernière tentation rejetée par Jésus et qui a continué à avoir de l’attrait pendant des siècles. La mission religieuse doit être soustraite au gouvernement politique de la cité séculière. La direction ecclésiastique de la société civile, qui est fatalement induite à se coordonner avec les pouvoirs mondains, enlève trop de liberté à l’évangile et offre trop d’opportunités au diable. À présent, il faut compléter le processus, en prenant également congé du projet culturel d’une direction ecclésiastique des savoirs humains. Cette double limitation ne doit absolument pas être conçue comme une distance ou une abdication de la communauté croyante quant à l’engagement en faveur de la condition humaine pleinement partagée. Bien au contraire. La manifestation de Dieu doit être elle-même pensée comme un « bien commun », à faire circuler afin d’enrichir la communauté humaine, et non pas comme une « propriété privée » de la communauté ecclésiale, qui assure une rente de position. L’objectif n’est pas l’exercice d’un pouvoir suprême, ou l’hégémonie d’une pensée unique, plus ou moins justifié par la foi. L’objectif est la réouverture, dans l’histoire commune, d’une espérance de rédemption pour le monde partagé. En commençant précisément par l’impossible possibilité de l’espérance pour ceux qui sont déjà pauvres et privés de tout, écartés et perdus, à savoir ceux qui sont apparemment sans appel. L’Église témoigne de l’appel de Dieu d’abord et avant tout à ces derniers, et donc pour tous. L’édification d’un monde chrétien parallèle, alternatif au monde humain qui est commun, représente un passé de l’histoire du témoignage, qui n’éclaire pas à présent l’avenir qui lui est ouvert par Dieu. Les catholiques natifs de la chrétienté européenne continuent, en quelque sorte, à se représenter leur christianisme comme un modèle sur lequel toute la catholicité planétaire doit se synchroniser et se conformer : que ce soit en vue d’une continuité retrouvée de la tradition authentique (en réhabilitant son image contre-réformiste) ou d’une nouvelle chrétienté réformée qui devrait en naître (en retrouvant sa pureté primitive). Dans les deux cas, l’image de fond insiste, de toute façon, sur la réhabilitation d’un retour au passé. Ce renvoi archéologique, même en dehors de toute évaluation de ses arguments, soustrait l’esprit et le cœur à la tâche d’habiter le nouveau kairos de Dieu : qui, tout simplement, n’existait pas dans le passé. Un monde humain institutionnellement non-religieux est un interlocuteur historiquement inédit. La beauté et le défi du kairos, que Dieu nous demande d’habiter de façon évangélique et créative, se trouve ici. 

 

En fin de compte, notre appel est une invitation passionnée à la théologie professionnelle – et en général à tout croyant – afin qu’elle offre un espace privilégié et commun à l’engagement de déconstruction du double dualisme qui nous tient actuellement en otage : à savoir entre la communauté ecclésiale et la communauté séculière ; entre le monde créé et le monde sauvé.

 
Le premier aspect du dualisme qui doit être déconstruit est précisément celui qui confère une plausibilité au rapport église-monde, comme s’il s’agissait réellement de deux mondes, qui peuvent – qui doivent – habiter de façon alternative, pour en négocier successivement le rapport et l’entente. Nous, croyants, sommes une manière d’habiter le monde de tous, mais nous ne sommes pas tout à fait un autre monde. Nous sommes totalement passionnés par son destin forgé par l’alliance active des peuples, mais en même temps, nous sommes appelés à l’habiter comme une initiation à la vie nouvelle qui doit venir de Dieu. En réalité, nous habitons l’Église également de cette façon : non pas comme une aristocratie spirituelle des élus, qui s’harmonise ensuite avec la mondanité spirituelle de son entretien, mais comme une tente accueillante qui prend soin de l’arc-en-ciel de l’alliance entre Dieu et la créature humaine, à commencer par celle qui est la plus exposée à la vulnérabilité de la vie. Il y a une puissance dramatique du mal dans le monde, mais il n’y a pas de malédiction divine sur le monde. En ce moment, l’habitat ecclésiastique apparaît fortement déséquilibré quant à l’idée d’un monde-refuge, où se produisent miraculeusement les choses de la grâce. En réalité, grâce à Dieu, les choses de la grâce ont lieu tous les jours et dans le monde entier. C’est ce que dit la foi dans l’avènement imprévisible et dans la proximité universelle du royaume de Dieu.

 

Le sein de cet événement est le commandement créatural de Dieu, qui confie le monde et l’histoire à l’homme, à la femme et à la génération, à la pensée et au travail, à l’art et à la technique, à l’économie de la ville accueillante et à la passion pour la justice partagée. L’évidence première de la fraternité ecclésiale doit rendre la parole de Dieu à cette vitalité et cette vitalité à la parole de Dieu. 


L’autorité de cette parole de l’entente de l’homme et de la femme, qui est appelée à gouverner le monde dans l’attente quotidienne des dons de Dieu, est aujourd’hui trop mortifiée par une science arrogante ainsi que par une théologie familière. La tâche première de l’intellectuel, qu’il soit croyant ou pas, est de restituer une autorité de témoignage de l’humain à la vie commune des peuples. La foi elle-même apprend l’humain de l’humain. Ce n’est pas un hasard si le Fils de Dieu s’est arrêté pour un temps incroyablement long dans le sein de l’humain, en y grandissant en âge, en sagesse et en grâce : en apprenant de nous comment les choses de la vie sont en mesure de prendre notre cœur et de transpercer notre âme. Et quand il commença à parler et à agir « les choses du Père », le « peuple » a perçu infailliblement la profondeur de cette expérience. Et il a été impressionné par la sensibilité avec laquelle la nouveauté évangélique de Dieu faisait son chemin en elle. Dans cet échange émouvant, la pensée de la foi et la pensée humaine grandissent ensemble. Dans notre tradition ecclésiale moderne, le gouvernement exclusif des prêtres, le modèle unique des religieux, l’encyclopédisme catéchétique des doctrines ont engendré un effet de saturation de la forma fidei qui l’a éloignée de cette immédiateté de la vie commune. Et, à présent, elle doit céder sous son propre poids. 


L’isolement du système ecclésiastique est le plus souvent alternativement lié à l’affaiblissement de la tradition sacrée et à l’encerclement du progrès séculier. En réalité, ce dernier est l’effet d’une Église qui se concentre de plus en plus sur elle-même : et comme celui qui ne recherche sa propre vie qu’en soi-même, selon l’évangile, il la perdra.

 

Cette concentration a fini par priver d’oxygène la joie créative et l’improvisation fulgurante du ferment évangélique, qui désorganise joyeusement les routines séculaires de la raison et de la religion, et secoue les tristes passions de l’autisme affectif du moi qui est en train de coloniser la planète. La dilatation du réseau de la fraternité baptismale, comme base sûre pour toute proximité de témoignage, est le geste décisif. Du point de vue de l’exemplarité de la forme chrétienne, il faudra bien expliciter le complément constructif de la formule qui définit le ministère spécial ordonné par rapport au sacerdoce commun des fidèles (qui est différent non seulement en termes de degré, mais également de façon substantielle). En effet, le sacerdoce commun n’est pas simplement un degré inférieur ou une intégration accidentelle du ministère ordonné. C’est un trait substantiel et intégrant de la foi du témoignage, scellé par le sacrement baptismal. Ce n’est pas une version faible et secondaire de la médiation sacerdotale instituée par la consécration ministérielle. La sortie du modèle clérical de la forme chrétienne, qui restitue au ministère ordonné son autorité spécifique et sa configuration limitée, commencera théologiquement à partir de ceci. Sans oublier que le nouveau paradigme de l’ecclésialité fraternelle et du témoignage des baptisés, au service duquel doivent se reconfigurer les ministères et les charismes, devra être soigneusement déterminé et autorisé dans le contexte synodal de toute la communauté, et non pas seulement encouragé et recommandé


D’autre part, le nouvel attachement à une pratique de la communauté comme modèle familial et réseau fraternel, qui prend élégamment congé du modèle militaire de la chaîne de commandement et mise joyeusement sur l’alliance créaturelle de l’homme et de la femme, peut même commencer tout de suite du point de vue pastoral. D’autant plus si l’on tient compte du grand nombre de prêtres, de religieux et de religieuses, qui cherchent généreusement à honorer leur mandat ministériel et, respectivement, leur vocation charismatique, dans l’inadéquation actuelle des organisations – théologiques, canoniques et de formation – qui devraient au contraire libérer leurs énergies évangéliques et soutenir leur transparence joyeuse. 

Le deuxième trait du dualisme qui doit être déconstruit, une fois pour toutes, au profit du nouveau paradigme de la vie et de la mission ecclésiale, est celui qui sépare – voire oppose – le monde de la création (résolu dans la nature) et celui de la rédemption (extranaturel). Ce parallélisme ne remplit plus la fonction ontologique et politique pour laquelle il avait été construit. Dans la lumière de la prédestination dans le Christ de toutes les choses et de la passion du Fils pour la libération accomplie du mal de la créature, la liberté suprême de Dieu qui donne la vie, la sauve, l’embrasse dans la sienne, est parfaitement en sécurité.

 

Et la liberté de la créature, qui lui confère l’honneur et la charge de rendre habitable le monde de la vie, dans l’attente de son rachat, est soutenue par la grâce qui nous encourage à l’espérer de toutes nos forces. Le changement de registre apparaît décisif pour le kairos actuel. Et tout le dogme catholique se trouve à l’intérieur de cette concentration, sans perdre un iota. Si nous réussissons à convertir toute la langue chrétienne à la richesse de la théologie grandiose et concrète de la création, qui inscrit la révélation attestée (de la Genèse à l’Apocalypse) et forme le noyau de l’Évangile du Royaume de Dieu scellé par Jésus crucifié et ressuscité, la langue chrétienne deviendra immédiatement et spontanément proche et interlocutrice pour la langue – les langues – dans laquelle les habitants de la terre pensent et parlent de la vie et de Dieu. 


La foi apprendra à habiter les langages du monde séculier, sans préjudice pour son annonce de la proximité de Dieu. Et la proximité ecclésiale de la foi pourra également être habitée par la Cananéenne, la Samaritaine, Zachée et le Centurion. Sans préjudice aucun pour leur distance.

 

 

 

 

 

Lettre ouverte aux Sages

 

« Nous faisons donc les fonctions d'ambassadeurs pour Christ, comme si Dieu exhortait par nous ; nous vous en supplions au nom de Christ : Soyez réconciliés avec Dieu ! » (2 Co 5, 20).

 

Nous demandons humblement et fermement aux intellectuels de notre temps de purifier la culture dominante de toute concession complaisante aux esprits conformistes du relativisme et de la démoralisation. Les populations sont déjà assez épuisées par l’arrogance de la technocratie économique et par l’indifférence envers l’humain partagé : l’idolâtrie de l’argent est devenue une idéologie sophistiquée et insaisissable, capable de mille justifications rationnelles et douée de moyens extraordinaires pour s’affirmer. Nous vous supplions, en premier lieu, de ne pas offrir à l’injustice de l’argent la complicité de la raison et de la pensée, de la science et du droit. Nous devons empêcher que l’argent ne sépare ce que Dieu unit : les êtres humains, d’abord et avant tout. Nous vous supplions de rendre les populations à la pensée amicale de notre origine commune et de notre destination commune. Le temps est venu de rendre au savoir de l’humain, l’honneur de sa rectitude et le fardeau de sa responsabilité : la connaissance de la vérité n’est jamais exempte de la passion pour sa justice. Nous ne pouvons pas soutenir encore longtemps une pratique de la connaissance qui permet à la science d’être dispensée de la sensibilité responsable pour l’humain, qui est commune. 


L’autoréférentialité exacerbée de l’individu moderne, sujet d’un désir de réalisation de soi dans la séparation de l’autre, a contaminé les formes de la communauté. Elles sont en train de devenir perméables à un esprit de compétition hostile pour la jouissance des biens rendus disponibles par la nature et la culture. 


Les vieux démons reviennent, ou du moins ils reprennent une vigueur inattendue, tels que le racisme, la xénophobie, le familisme amoral, la sélection élitiste, la manipulation démagogique. La méfiance envers la communauté et la démoralisation de l’individu se soutiennent mutuellement, dans la circularité vicieuse induite par une vision de l’humain qui perd des raisons de coopération et accumule des motifs de méfiance. Pourtant, dès qu’ils sont interrogés en dehors des clichés et des réponses préfabriquées, des millions d’individus attestent leur aspiration spontanée à une politique et à une légalité protectrice à l’égard de la libre et heureuse réciprocité des êtres humains de toutes les religions et de toutes les cultures. Comme également leur espoir dans une économie et une technique qui soit disponible à prendre soin de nos vulnérabilités et généreuse dans le soutien à notre labeur de vivre. Ces millions de personnes, ce sont celles dans lesquelles se reconnaissent – dans tous les coins de la terre et sous tous les cieux – des hommes et des femmes qui, chaque jour, se consacrent pour accomplir leurs engagements, pour honorer la parole donnée, pour élever dignement leurs enfants, pour aider la communauté à laquelle ils appartiennent, ou encore fournir un accueil à l’étranger. Une vie humaine digne de ce nom continue d’exister grâce à leur résistance.

 

La culture n’est pas généreuse à l’égard de ces millions de personnes. Au contraire, souvent elle ironise même sur leur naïveté, leur capacité d’engendrement et leur disponibilité. Elle les fait se sentir désuets. Elle n’encourage pas l’admiration pour la beauté de leur dévouement. Elle trouve leur sobriété anormale et elle s’étonne de leur générosité. Elle ne soutient pas l’enthousiasme d’une vision de l’humain dans laquelle tous peuvent être fiers d’être reconnus comme participants : précisément parce qu’ils redécouvrent la joie de soutenir ensemble la lutte contre ses avilissements et qu’ils se passionnent ensemble pour ses conquêtes. Lorsque nous promettons à nos semblables le bien-être et la justice en échange de pouvoir et de richesse, nos lèvres devraient trembler à la pensée d’un serment prononcé avec arrogance et déshonoré avec légèreté. Le pouvoir des libres et égaux n’est pas une défense considérée comme acquise pour le droit des pauvres et pour la fraternité des peuples.


À cet égard, nous vous proposons un renversement de tendance dans la pensée actuelle. Ne méprisez pas le Nom de Dieu, auquel l’invocation des croyants sincères s’adresse pour tous les hommes et toutes les femmes de la planète, et pour lequel les croyants eux-mêmes se rendent disponibles à intercéder pour tous les pauvres et les abandonnés. Critiquez-nous autant que vous le désirez – et même lorsque vous ne devriez pas le faire – mais conservez avec respect le mystère – qui est insondable même pour vous – du Nom de Dieu. 

Personne n’est sans issue et sans espoir, tant que ce nom est gardé pour tous. Nous sommes tous plus dénudés et plus méchants lorsque le crucifix est bafoué et le ressuscité est raillé. La foi chrétienne ose l’annonce et le témoignage d’un Dieu qui est destiné à l’homme de manière irrévocable, éternelle et sans changement d’avis : prêt à honorer son lien en ramenant l’homme chez lui, libre de tout sentiment d’abandon. L’honneur de Dieu – la justice de l’amour qui engendre la vie et la promesse de la vie – est mis en jeu, une fois pour toutes et pour toujours, avec ce lien : sa gloire, par son attendrissement libre et souverain, est notre rachat. Nous vous implorons. Ne vous moquez pas du saint Nom de Dieu : laissez-vous réconcilier avec lui. Protégez, vous aussi et avec nous – même s’il vous faut nous presser – le mystère de cet amour et la foi en sa justice, que personne d’autre ne peut créer. La religiosité elle-même, exposée au choc étonnant et terrifiant de cette révélation, peut en perdre de vue, de temps en temps, la tendresse et la force. Dans le vertige du paradoxe de l’amour et de la justice qui habite le nom de Dieu, la religion elle-même peut être victime de leur scission. Elle peut vider la tendresse de sa force, en la livrant à l’anesthésie d’une mystique de la belle âme, sans amour de la justice et sans connaissance de la douleur. Comme elle peut également en prendre la force, en érigeant des murs et en enflammant des conflits au nom de Dieu. Nous devons veiller ensemble quant aux effets de l’impact du sacré sur l’esprit de l’homme. L’évangile met un sceau d’or sur cette protection : la religiosité elle-même doit accepter d’être mise à l’épreuve. Ce sceau est l’amour du prochain, que l’évangile porte définitivement à la même hauteur que le commandement de l’amour de Dieu. Le Seul qui peut et doit être aimé « de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée ». Car Lui seul est le mystère béni et salvifique de l’amour qui doit habiter toute chose : de toute la tendresse et de toute la puissance qui est à l’origine de notre vie et qui nous unit dans la promesse de sa destination. 

 

Le « prochain » de l’évangile n’est ni le voisin, ni le lointain. Le prochain de l’évangile est le « quidam » qui est humain et en difficulté. La proximité évangélique mesure – sans pouvoir la définir – le sérieux des bonnes intentions et des belles âmes. Et elle établit le sérieux des façons à travers lesquelles la communauté – et chacun en elle – est mise à l’épreuve de son amour réel pour la justice, en faveur de quiconque se trouve ainsi tellement à la « limite » de l’amour qu’il se sent pratiquement « hors » de toute communauté humaine. Non pas parce que ce dernier a voulu en sortir, mais parce que la communauté s’est retirée au lieu de s’élargir.

 

Nous-mêmes, penseurs internes ou externes à la foi, engagés comme Don Quichotte dans le tournoi obsessionnel de la raison et de la foi – où on nous assigne alternativement le rôle des moulins à vent – n’avons-nous pas négligé de manière coupable les victimes réelles de notre académisme inutilement polémique ? Les générations qui ont perdu confiance dans la médiation intellectuelle désintéressée de liens meilleurs que ceux de l’individu et la communauté, en ont-elles tiré une quelque joyeuse passion pour la recherche de la sagesse qui nous concerne tous ? L’histoire humaine, avant d’être l’histoire des gouvernements et des administrations, des empires et des guerres, des technologies et des conquêtes, est l’histoire des alliances de vie et de fraternité de chemin. Ne faudra-t-il pas se réjouir, précisément pour ces raisons, si la communauté chrétienne recommence à regarder l’histoire humaine du point de vue de la bénédiction que Dieu représente pour l’humain qui nous est commun, sans exclusions et sans privilèges ? La tendresse et la force de l’ouverture évangélique au partage et à la destination des bénédictions de la vie – dans le Fils ressuscité et dans l’Esprit créateur – est le fondement et l’argument du témoignage croyant. Ou quelqu’un nous aime avant et après l’abîme, ou bien rien du tout. Et cela vaut pour tous.

 

L’Église est aujourd’hui sollicitée, par son propre magistère le plus élevé, à reconsidérer en même temps, avec un regard plus humble et sans préjugés, quels sont les rêves et les visions qu’elle a réellement nourris, quelles sont les invocations et les intercessions qu’elle a réellement faites circuler, quel honneur et quelle dignité elle a su concrètement introduire dans le drame de la condition humaine des individus et des peuples. 


Enfin, l’humana communitas doit habiter dignement la terre et tout faire afin de ne pas l’habiter en vain, c’est-à-dire pour rien ou comme si elle n’était rien. Sauver la fraternité pour rester humain. Sans l’apport des raisons humaines du sens, recherchées toujours et à nouveau par essais et erreurs, la pensée chrétienne de la foi ne peut réellement habiter la terre avec l’honnêteté intellectuelle que son témoignage de l’incarnation de Dieu exige. La théologie doit à son tour accepter de faire face, de manière critique, aux perversions du sacré, par essais et erreurs, afin qu’elles ne jouissent pas de la complicité de la foi. De cette alliance de la pensée sensible à l’humain et du déchiffrement salvifique du sacré, nous sommes redevables pour les générations à venir. Après avoir passé quelques siècles à imposer aux consciences la nécessité de leur éloignement réciproque, par pure soumission aux disciplines du parti, nous sommes à présent convaincus qu’il est temps de faire l’expérience de la liberté de leur fréquentation empathique, en vue de nouvelles politiques de l’esprit. Disposés à la sublime méprise de toutes les organisations religieuses et séculières qui, dans les guerres fratricides – des religions et contre la religion – ont vécu bien trop longtemps, aux dépens de nos enfants et de nous-mêmes. Frères et sœurs, tous et toutes : pas un/une de moins. 


Dans un esprit de sincère amitié, je vous remercie pour votre attention.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Postface

 

Avec l’encyclique Fratelli tutti, le Pape François a offert à l’Église et au monde un horizon dans lequel inscrire l’avenir proche de notre temps, que la pandémie a rendu encore plus dramatique. L’avancée impétueuse de l’individualisme radical, ainsi que la perte d’affection envers l’humanité partagée, ont ouvert un passage dangereux pour l’affinement de la qualité éthique et affective, communautaire et spirituelle de l’humanisme. Cette dégradation a surpris les héritiers mêmes de la modernité, qui avait imaginé le départ de la civilisation séculière du témoignage religieux de la transcendance comme un facteur décisif de promotion de l’humanisme civil. 

La « fraternité », que le Pape François avait présentée comme une promesse manquée de la modernité dans la Lettre Humana Communitas, envoyée à l’Académie Pontificale pour la Vie, se propose à nouveau dans toute sa force, en ce moment de l’histoire que nous ressentons tous comme inscrit dans un moment « axial », à savoir crucial pour aujourd’hui et pour l’avenir. Le monde – la cité séculière – a depuis longtemps cessé de se faire instruire par Dieu en ce qui concerne l’humanisme de la personne et de la communauté. Le vide de fraternité – que la pandémie semble avoir approfondi – est destiné à être rempli par une complicité contraire. L’indifférence individuelle envers les affections communes (non seulement envers les biens et les intérêts communs !) engendre des monstres – politiques, économiques et juridiques – qui menacent également les bienfaisantes parties de la liberté et de l’égalité (et la sophistication de l’organisation anonyme des règles finit par récompenser les malins qui en profitent !).

 

Les pages qui suivent – et qui sont le fruit d’un travail collégial d’un groupe de théologiens et de philosophes liés à l’Académie Pontificale pour la Vie – veulent s’inscrire dans cette époque de changement, en la percevant également comme favorable à une reprise d’initiative de la foi, qui ne peut certes se contenter de la subir passivement ou d’en faire l’objet d’un pur ressentiment, dans l’attente de temps meilleurs. La passivité et le ressentiment obscurcissent les yeux de la foi et empêchent de voir, dans les temps de l’histoire que nous partageons avec les hommes et les femmes de cette époque, les temps de Dieu. 


Nous sommes dans un changement d’époque, comme le répète souvent le Pape François, et non plus dans un temps de simple transition. Le christianisme européen semble avoir perdu son élan propulsif sur ce continent. Nous savons que les éléments constitutifs de la vérité chrétienne nous sont arrivés grâce au témoignage scripturaire et à la tradition apostolique, comme levain et ferment toujours vivants de la fidélité à la Parole de Dieu, que nous devons conserver intacte au milieu des temps. Néanmoins, ce patrimoine de foi représente la semence qui est semée, toujours et à nouveau, dans le champ qu’est le monde, de façon à ce que le royaume de Dieu implique toute l’histoire de l’homme. Nous devons donc nous disposer joyeusement au discernement du kairos que la venue du Seigneur nous attribue, en mettant main avec enthousiasme à la charrue qui doit tracer le sillon pour la semence. Sans nous retourner. Et je dirais qu’en cela, le Pape François nous précède tout à fait. Ainsi, il demande notre disponibilité à accomplir celui qui est notre travail, et non pas le sien. Le Seigneur nous assure de l’Esprit, qui est nécessaire à la pensée et à l’action correspondante.

 

L’histoire des personnes et des peuples, dans leurs espérances et leurs difficultés, est le lieu où s’exercent – et il n’y en a pas d’autre – les paroles et les pratiques du témoignage évangélique confié à la communauté chrétienne, dans toutes ses différentes institutions ecclésiales. Certes, les difficultés du temps présent ne doivent pas être sous-estimées : au contraire, elles doivent être analysées avec beaucoup de soin et de responsabilité. Toutefois, la responsabilité créative que ce temps sollicite, du point de vue de la foi, doit être assumée sans réticences : avec toute l’intelligence et avec toute la passion que la foi nous inspire. 

 

La foi vit toujours dans le monde et elle n’est jamais de ce monde. La parole de Jésus laisse clairement comprendre qu’il n’existe pas de monde adapté par nature à l’établissement historique du royaume de Dieu, et qu’il n’y a pas non plus de monde simplement imperméable au travail du Royaume. L’Académie Pontificale pour la Vie est une institution du Saint-Siège consacrée au service intellectuel – et elle a donc un rôle en tant que témoin, ainsi que pastoral – des professionnalismes directement impliqués dans l’éthique du soin pour la vie humaine, à tous ses âges et dans toutes ses conditions : alors que nous sommes conscients de la vulnérabilité, de la fragilité et des blessures qui la mortifient et qui menacent son espérance. La dureté de cette épreuve n’est pas seulement liée à la faiblesse de notre condition mortelle, mais également à l’arrogance de nos indifférences délibérées et de nos prévarications. Dans cette perspective, l’Académie est née avec pour mandat de constituer un réseau d’excellences professionnelles, aussi bien dans le domaine de la science et de la technique que dans celui de la philosophie et de la théologie, qui soient aptes à orienter et à soutenir le discernement bioéthique des savoirs et des pratiques impliqués dans le soin de la vie humaine. Ce discernement a été orienté à une attention particulière envers ceux qui sont les seuils extrêmes de la durée de l’existence humaine, dans lesquels la vulnérabilité est à son niveau le plus fort et la dépendance à l’égard des actions de l’autre – au niveau individuel et communautaire – est pratiquement totale. D’où, par implication naturelle, le travail scientifique et réflectif des scientifiques, qui prennent part à l’Académie, a développé une attention spécifique à toutes les étapes dans lesquelles la vulnérabilité humaine se présente.

 

Dans la conjoncture actuelle, l’Académie a ressenti la nécessité d’élargir davantage le domaine de son attention. D’une part, parce que les ressources extraordinaires de la science et de la technique ouvrent la voie à l’identification de l’organisme vivant – même humain – comme matière disponible pour la construction ambitieuse de formes de vie génétiquement sélectionnées et techniquement équipées, selon des modalités qui sont incomparables avec celles du sujet humain qui était jusqu’à présent connu. D’autre part, parce que la sensibilité éthique relative au soin de la vie, traditionnellement liée au respect des limites naturelles de l’être humain, se trouve maintenant engagée dans un genre de défi qui est inédit et qui met précisément en discussion ces limites. Et non seulement en ce qui concerne la naissance et la mort, mais également le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’injonction et la liberté qui concernent la vie en tant que telle. 


Ces dernières années, l’Académie s’est rapidement activée, et précisément en relation avec les horizons de la question « bioéthique globale » posés par cette évolution. En ligne avec l’héritage de sa propre tradition, mais également avec l’engagement d’anticiper, avec discernement et de manière responsable, les termes de l’évolution en cours. Désormais, la question « bioéthique » se superpose directement et totalement à la question « anthropologique » : précisément en raison des termes mêmes avec lesquels elle est posée dans cette nouvelle époque. 


Dans cette perspective, l’Académie a voulu renforcer ce côté – purement philosophique et théologique – de la consultation qui est de son ressort, au service de l’Église et de la communauté humaine. Un document spécifique, inspiré par l’ampleur du lien entre la bioéthique et l’anthropologie, est en cours d’élaboration de la part d’une équipe de spécialistes dans le domaine de la philosophie et de la théologie morale. Le document que je présente ici, et qui a été rédigé dans le cadre d’une collaboration entre des spécialistes de la théologie fondamentale et de l’anthropologie théologique, qui ont été convoqués au nom de la direction de l’Académie, s’inscrit dans ce sillage d’élargissement et d’approfondissement. Face aux urgences des nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés, il n’est plus possible de rester inertes et continuer ainsi à répéter avec lassitude la pensée de toujours. Au contraire, il est urgent que la théologie et la science entreprennent avec créativité la confrontation avec les nouveaux scénarios que le développement technologique et les changements anthropologiques placent devant nos yeux.

 

L’autorité du magistère, notamment dans l’enseignement du Pape François, rappelle continuellement et explicitement la nécessité de cette implication. Les institutions ecclésiales sont appelées à jouer leur rôle dans la promotion d’un dialogue plus profond et assidu entre l’intelligence de la foi et la pensée de l’humain. Dans ce renouveau, la théologie et la pastorale convergent, comme les deux faces d’une action identique. La récente encyclique Fratelli tutti encourage à imaginer la nouvelle perspective de ce dialogue comme la déclinaison efficace et nécessaire d’une fraternité intellectuelle au service de la communauté humaine tout entière. L’impulsion à la redécouverte de la perspective interdisciplinaire et transdisciplinaire, de la part de la théologie elle-même, va dans cette direction (Veritatis gaudium). L’Académie Pontificale pour la Vie avec humilité, mais dans la conscience de l’urgence du moment, offre ces pages afin de susciter une plus ample réflexion. Il s’agit d’un texte bref dont le but serait d’engager une réflexion qui pourrait partir du message profond et de la vision prophétique du geste qui est celui-là même d’avoir promulgué l’encyclique Fratelli tutti. Suivra, prochainement, la publication d’essais d’approfondissement relatifs aux différents nœuds essentiels de la perspective ouverte par l’encyclique. 


Le souhait est que cette proposition encourage un nouvel esprit de ferveur et de transparence, qui soit capable d’impliquer dans une large mesure la communauté théologique, mais également la communauté intellectuelle et celle scientifique, qui sont toutes deux sensibles aux thèmes actuels de l’humanisme et à l’identification authentique de l’expérience religieuse, dans le contexte actuel. La fragmentation du travail intellectuel, y compris au sein de la théologie, surtout si cette dernière encourage le danger des polémiques de bas profil, doit être écartée avec fermeté. Parce que la joie d’une communauté scientifique qui est habitée par l’esprit d’une communauté fraternelle, en vue du bien commun de la vie partagée, est le lieu approprié où l’on peut s’enthousiasmer et débattre quant à la meilleure façon d’honorer la tâche d’orienter la pensée de l’humain qui est commune. Une pensée qui est bien trop minée par les esprits tristes de l’individualisme planétaire, ainsi que par la démoralisation résignée que reçoit la communauté humaine, alors que cette dernière n’attend que de pouvoir vivre à nouveau. En commençant ainsi par celle à laquelle est assigné le fardeau et l’honneur de témoigner de l’amour qui nous rend à l’espérance et à la foi.

 

+ Vincenzo Paglia

 

Président de l’Académie Pontificale pour la Vie